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La facilitation graphique - entretien avec Morgane Parisi

Camille Cimper

La facilitation graphique consiste pour un dessinateur à synthétiser ou animer un sujet lors d’une conférence sur un thème donné. Contrairement au concert dessiné qui peut comporter un temps de création et de répétition, la facilitation graphique se pratique spontanément, lors d’évènements uniques. Cependant, existe-il des ressemblances entre ces deux formules ? Pour en discuter, Camille Cimper a demandé à Morgane Parisi, autrice basée à Angoulême, de partager sa pratique du dessin humoristique en conférences.

Bonjour Morgane, j’aimerais que tu me racontes la façon dont tu as découvert la facilitation graphique.

C'était un peu par hasard je crois. La première fois que j’en ai fait j’étais encore étudiante à Angoulême et c’était pour une conférence sur les kinésithérapeutes. La kiné d’une amie aux beaux-arts m’avait dit « on te paye 50€ la journée et tu dessines pleins de trucs ». On a accepté pour ce prix dérisoire avec cette amie et on a travaillé à la tablette graphique. Après cet évènement, j’ai un peu oublié que ça existait.

Alors comment as-tu continué ?

C’était bien après, je dirais huit ou neuf ans plus tard, pour le compte de Michelin qui montait des « stages créatifs » pour les employés au sein d’une de leurs usines sur plusieurs semaines. À un moment donné, le stage était axé sur l’image – c’est là que j’intervenais : les employés devaient apprendre à discuter des éventuels problèmes qu’ils avaient dans l’entreprise et à exprimer en images le problème ou la solution.

C’est comme si j’étais leur crayon. Pendant une heure ou deux, ils me partageaient leurs difficultés que je mettais en dessin. Par exemple un tel avait besoin d’une vis spéciale, mais ils devaient remplir quatre formulaires pour l’avoir - alors qu’elle était rangée dans la pièce d’à côté. Et je me disais « ok, on va essayer d’en faire un dessin amusant ! ». J’ai fait ça plusieurs semaines et c’était mon travail le mieux payé à l’époque.

Et c’est grâce à cette expérience que tu as approfondi le dessin live ?

Cette mission a été très enrichissante et je me suis rendue compte que j’aimais vraiment bien faire ça. J’arrivais bien à restituer en image ce que les employés avaient envie d’obtenir et je me suis rendue compte qu’il y avait un truc à chercher par là.

Et que sont devenus tes dessins ?

Je ne sais pas. C’est bien le problème de ce genre de travail, c’est que c’est très différent des dessins que tu peux faire durant un concert dessiné. En réalité, je sais que les dessins que je réalise ont une valeur sur le coup, les salariés sont acteurs de ce qu’ils sont en train de produire, mais ensuite, je ne sais jamais ce que cela devient. Si ça se trouve, les dessins ont été imprimés sur des plaquettes et affichées quelque part, ou alors ils sont en train de dormir sur le disque dur d’un gars chez Michelin. Je fais des cessions de droits évidemment, mais c’est impossible de savoir réellement comment (et si) ces images circulent par la suite.

Donc, en plus de savoir dessiner en live, il faut que tu saches t’adapter à tes interlocuteurs ?

Dans un premier temps, c’est moi qui vais décider de ce que je vais dessiner, avec le ton que je veux. On a toujours les clients au téléphone avant pour s’assurer que le ton leur aille et je suis plutôt connue pour les blagues. Ensuite, je dessine en direct. J’ai fait une séance il y a peu de temps au sujet des objectifs du développement durable, et on devait réfléchir avec les personnes d’une collectivité à une action que chacun pouvait mener au sein de lieu de travail. On mettait tout en commun, et cela permettait d’élaborer six à huit idées qui étaient tout à fait possible et envisageables de réaliser avec des moyens financiers. Mon rôle consistait à poser des questions aux participants pour bien comprendre ce qu’ils voulaient dire. Et ça pouvait arriver parfois qu’ils fassent des phrases à rallonge et c’est là où j’interviens pour dégonfler ce qui a été dit, pour que des choses plus concrètes émergent.

Est-ce la principale difficulté de ton travail ?

Il y a plein de difficultés, mais je distingue vraiment ces deux manières de procéder : en atelier, je deviens leur crayon et j’ai droit de leur poser plein de questions pour être sûre d’avoir bien compris ce qu’ils veulent. Dans ce format, je dessine au fur et à mesure que les personnes discutent, et le tout tient sur un écran. La difficulté est de pouvoir regrouper leurs idées qui partent dans tous les sens et d’avoir un joli visuel qui présente tout ça. Il faut donc gérer un style de dessin rapide, de la typographie, une gestion de l’espace, le tout très rapidement…

En conférence, tu ne peux pas faire ça. Quand les gens parlent, je n’interviens évidemment pas, j’ai un rôle très silencieux. Je dois interpréter ce qui est dit en conférence, d’une manière si possible marrante ou intéressante pour les gens du public. Il faut trouver des idées en direct.

J’aime bien savoir à l’avance quel type de dessin on attend de moi et est-ce que c’est du vrai direct. C’est parfois une demande, et si les gens voient le dessin se créer en temps réel, cela me fait complètement changer de style. Je ne vais pas faire une blague et l’écrire laborieusement, ça n’a aucun intérêt ! La blague doit arriver par surprise. En général, le vrai direct se fait durant des tables rondes et dans ces cas précis, je remplis un écran avec tout ce qui s’est dit durant l’échange. Je dessine déjà le portrait des gens, ça me permet de gagner quelques dizaines de minutes, d’emmagasiner ce qu’ils ont dit, et de voir comment je découpe l’image et cadre les bulles. Cela permet d’avoir un résumé ludique et dessiné de la conférence en souvenir.

Et puis le fait de voir ton dessin accompagne sans doute la table ronde…

Exactement. Les gens sont fascinés dès qu’ils voient quelque chose qui se dessine à l’écran. C’est quelque chose de magique.

Dans ce format live, ta performance ne pourrait-elle pas se rapprocher de celle d’un concert dessiné ?

Oui, ça pourrait, ce sont les mêmes outils de dessin. Mais je fais la distinction car je ne pourrais pas dessiner pour un concert. Inclure une narration, aller dans l’imaginaire… ce n’est pas quelque chose que j’aime et que je sais faire. Par contre, j’aime rebondir sur ce qui est en train de se dire. Sans information, je serais incapable de dessiner.

L’autre principale différence avec le concert dessiné, c’est que tu utilises beaucoup de texte lors de tes facilitations.

Oui, j’utilise très souvent des bulles, des blagues. Parfois des blagues marchent de façon muette, mais ça reste rare. Je me sers beaucoup du texte pour poser mes blagues. J’ai besoin des deux, de l’image et du texte. Je ne pourrais pas m’en sortir uniquement avec l’image.

Qu’est-ce qui t’attire dans le travail non fictionnel ?

J’aime observer ce qui est en train de se passer et l’interpréter graphiquement. Par exemple, les premières années où j’étais aux beaux-arts, je n’arrivais pas forcément à me lancer dans un imaginaire. Je partais toujours de petits trucs que j’avais vécus. Puis, j’ai compris au bout d’un moment que l’imaginaire ce n’était pas du tout mon truc et que ce n’était pas grave. En troisième année, j’avais fait une bande dessinée pour le Fil du Nil dans lequel j’avais interviewé mes camarades et je leur avais demandé pourquoi ils dessinaient. Chacun avait des réponses très différentes et je trouvais très intéressant. Donc je les avais dessinés en même temps que je posais les questions et c’est vraiment ça que j’ai continué à creuser ensuite.

Après, je suis partie étudier l’anthropologie car j’aime vraiment observer les gens et « pourquoi ils font des trucs » et il fallait que j’aille voir dans une discipline où on a déjà réfléchi sur le sujet depuis longtemps et cela m’a fait beaucoup de bien.

Donc le dessin est comme un miroir pour toi ?

Oui, comme une manière d’observer. Il y a un peu d’interprétation, mais c’est principalement un bon moyen pour décrypter et observer.

Et l’image est parfaite pour partager une idée avec un groupe.

Oui, quand tu as bien compris le truc et que tu réussis à faire un dessin qui soit simple et compréhensible et qui fasse rire les gens, j’adore ça !

Je trouve ça très fort d’arriver à synthétiser ce qui se dit sur le plateau et de le traduire presque aussi rapidement en live.

Oui, c’est sûr. Mais il y a une différence entre traduire une idée à quelqu’un et animer par des blagues. Lorsque je dois traduire une idée, je me mets un peu au service de la personne et des fois c’est intéressant, et des fois, ça l’est moins… Mais, je m’implique à fond durant la journée, c'est aussi ça qui est intéressant, ça ne dure que quelques heures. Je ne pourrais absolument pas faire ça pendant 3 semaines, ça ce n'est pas possible.

Je vois. Alors combien d’heures as-tu consacré à la préparation de ton dernier travail ?

C'était pour la Cité des Sciences à Paris et ça commençait à neuf heures du matin. J’étais présente une heure avant, mais aussi la veille pour les essais techniques. Cela s’est terminé à 17h, donc c’est une petite journée de travail mais tu ne fais que ça, tu es la seule personne hyper concentrée tout le long. C’est très fatigant mais après c’est fini (contrairement à un travail de commande où il peut y avoir des corrections longues). Il suffit juste que tu relises tes dessins, voir s’il n’y a pas de coquilles, tu leur fais un joli dossier et tu envoies la facture. C’est hyper confortable comme façon de travailler. Il faut être très rapide, mais c’est aussi très rapide de gagner de l’argent et c’est intéressant, tu vois ?

Oui, mais il a fallu que tu te fasses un nom.

Je suis contente car pour ce travail je n’ai pas eu à chercher de clients mais, cela a pris des années à se mettre en place. Aujourd’hui, j’ai effectivement des choses qui me tombent régulièrement dessus et c’est des choses de plus en plus « high level », donc je me dis que ça doit plaire aux gens.

Les personnes qui t’embauchent connaissent-elles la facilitation graphique ?

Pas forcément. Mais elles peuvent avoir assisté à des conférences et ont vu de quoi il s’agissait. Par exemple, dans une conférence de 300 personnes, il y en a un qui un an plus tard va organiser un évènement et se dira « oh, mais j’aimais bien la petite, là, qui dessinait ! ». Parfois, c’est des personnes qui recommandent et qui disent qu’elles ont déjà vu ça quelque part. C’est toujours du bouche à oreille au final.

La plupart ne savent pas comment cela va se passer et ensuite, ils sont contents, donc c’est déjà bien !

En général, les ateliers et conférences que tu animes sont plutôt d’ordre scientifique ?

Oui, et c’était intentionnel de m’implanter dans ces domaines. J’ai beaucoup dessiné pour des trucs sociologiques et scientifiques. Quand je suis partie à Montréal pour le congrès de l’Acfas, j’ai pu dessiner pendant cinq jours pleins de conférences différentes. Les universités de Montréal sont banalisées pour cet évènement scientifique car il y a 800 conférences de tous les sujets en même temps. Tu reçois un PDF de 50 pages sur le programme et [les organisateurs] me disent en gros « fais ce que tu veux ! ». Donc, est-ce que je vais voir la Nasa de Montréal ou un truc de musique, sur telle tribu… C’est hyper intéressant.

Pour ces conférences, tu étais dans le public à griffonner ou sur scène ?

Non, je n’étais pas du tout sur scène, les gens ne savaient pas du tout où j’étais et c’est la première fois que je n’avais pas du tout de retour du public. Je dessinais par demi-journée et le tout était retranscrit sur Instagram le jour-même. J’étais à l’aise et je n’avais pas de stress. Je créais 4-5 dessins par demi-journée et j’ai plutôt cherché à faire du qualitatif. Les images doivent être lues par des personnes qui n’ont pas vu la conférence, donc c’est encore autre chose. Tu n’es pas du tout en train de faire quelque chose pour regrouper et rassembler un public, mais tu dois faire un dessin qui va vivre dans le temps sans toi.

Il faut trouver un sujet plus général et je faisais à peu près un dessin par conférence. Ça allait, j’avais une heure pour trouver ma bonne idée. D’habitude, je mets plutôt 5 à 15 minutes par dessin !

J’allais justement de demander combien de temps te prenaient tes dessins.

Ça dépend de la demande et des conditions de projection des dessins. Par exemple avec une collègue, on fait chaque année des conférences ensemble sur le cinéma d’animation. C’est à Angoulême, et on a carte blanche. Dans ce format, on a un petit écran de cinéma à côté du principal, et notre ordinateur est branché dessus pour qu’on projette les dessins à notre rythme. C’est donc nous qui avons la main sur ce que va voir le public, on décide du tempo.

Cela fait longtemps que l’on est dessus toutes les deux et le public est habitué à nous. Dès qu’il nous voit trifouiller l’ordinateur, tu sens un petit frémissement dans la salle !

Dans d’autres évènements, je donne une clé USB à la fin de la matinée et quelqu’un va les passer sur l’écran principal lorsqu’il le souhaite (souvent avant les pauses café), ça dépend vraiment de la configuration technique et du déroulé de l’évènement.

Dirais-tu que le temps est une contrainte pour toi ? Faut-il que tu sois millimétrée dans tes gestes, comme tu pourrais le faire pour un concert dessiné ?

Non, pas du tout. Je n’ai pas un trait à faire au bon moment, par contre, il faut que j’aie terminé mes dessins au moment où je dois les diffuser et parfois, c’est juste. Par exemple, s’il ne me reste que vingt minutes avant la projection et que je dois encore trouver deux ou trois idées, c’est stressant. Ça m’est arrivée récemment à Paris où j’avais commencé à dessiner une blague et le gars s’est abruptement arrêté dans sa conférence. Tu le sens au ton quand la conférence se termine, or, pour celle-ci, personne ne l’avait vu arriver. Donc je n’ai pas pu terminer ma blague et je n’ai pas pu la montrer alors qu’il ne me restait que 2-3 minutes de dessin. 

Et puis, quand tout le monde parle une journée, il y a un peu de retard et tu sais que tout est décalé de 10-30 minutes, donc c’est parfois difficile de se baser sur le programme écrit pour diffuser les dessins. Pour cet évènement, je travaillais sur mon iPad et la régie était directement branchée sur ma tablette. Quand le régisseur passait les dessins juste à la fin de la conférence, c’était depuis mon iPad et c’était à moi d’être prête et de faire défiler les images [comme un aperçu diaporama] donc, je ne pouvais même pas dessiner en même temps. Donc ce qui va vraiment organiser mon dessin et mon tempo, c’est les conditions de diffusion dans chaque évènement.

Dirais-tu que la facilitation est encore une discipline jeune ?

Oui, je pense, même s’il y a toujours eu des gens qui l’ont fait comme Cabu et d’autres sur des paperboard. Mais je dirais que payer quelqu’un pour cette prestation est devenu possible il y a une dizaine d’année. Pour ma part, je la vois évoluer depuis dix ans.

J’explique aux personnes qui ne connaissent pas la facilitation que cela à une valeur qu’ils ne voient pas immédiatement mais qui va fédérer le public. Et cela sort la conférence du lot.

J’aimerais à présent parler de la vulgarisation scientifique que l’on n’a pas encore évoquée. Est-ce que pour toi la facilitation graphique est une forme de vulgarisation ?

Je pense que oui. Quand je fais des blagues, je dois avoir distillé un sujet d’une façon qui soit compréhensible. Donc c’est une forme de vulgarisation, mais pas pour tous les sujets. C’est dans le contexte d’un public captif et certains dessins fonctionnent encore après [la fin de la conférence] et d’autres non. Il y a des dessins qui sont trop ancrés dans la conférence pour fonctionner après.

Donc, contrairement à un concert dessiné que l’on peut préparer, ce genre de conférences, c’est le grand inconnu… 

Oui, dans un concert dessiné tu sais qu’il peut y avoir des choses qui ne vont pas se passer comme prévu, mais globalement, tu connais ta trame et tu as confiance en elle. Il faut la suivre et essayer de se faire plaisir au moment où tu es dans l’action. Bon après, mettons que tu fasses 27 fois le même concert dessiné, tu ne te dirais pas à la fin que c’est rébarbatif ?

Oui, sûrement ! Mais il y a logique de spectacle, donc de plusieurs représentations qui se répètent.

C’est vrai, tu dois appliquer ce que tu t’es entraînée à faire et puis tu dois bien le faire. Il ne faut pas que l’on voie que ça a été pensé en avance, mais tu ne peux pas non plus tout improviser.

Donc j’imagine que la fraîcheur dont tu parles est ce qui t’anime lors des tes prestations ?

Oui, c’est sûr. Mais tu vois, quand j’enchaîne un peu trop d’évènements, je me sens faire un peu toujours les mêmes recettes et ça me fatigue un peu. J’aime bien en faire une fois par mois, pas beaucoup plus. Et si je n’apprends rien, il ne faudrait pas que cela dure trop longtemps. Je suis aussi dans ce métier car j’adore apprendre de nouvelles choses dans des conférences scientifiques de haut niveau. C’est vraiment génial !

Merci Morgane pour cet entretien !

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